6. Le dernier voyage

Mitsou et Mitsi sont deux adorables chatons, deux petites boules de poils, recroquevillées contre leur mère. Mitsou, le mâle, est entièrement noir, à l’exception toutefois d’une minuscule touffe blanche au creux de la gorge. Mitsi, elle, est tigrée, noire et grise avec sur le ventre une légère teinte rousse. Ils ne sont pas seuls : ils ont deux soeurs, noires comme Mitsou. Et tout ce petit monde est blotti dans la chaleur de Minouche, leur mère qui, de temps à autre, pose une de ses pattes sur la précieuse portée, comme pour la protéger.

mitsou

De moustiques en éléphants, d’éléphants en hirondelles, d’hirondelles en faucon et colombe, de faucon en fillette, de colombe en merle, Zizou et Zuzou sont enfin réunis sous les traits de Mitsou et Mitsi, chatons tendres et doux comme de la soie. Le soir de la disparition de Merlin, avant d’aller se coucher, Ninon, poussée par une inspiration subite, avait rédigé pour sa mère une lettre dans laquelle elle lui racontait toute la vérité sur ses vies précédentes. Elle lui parlait aussi de Zuzou, son amour de toujours qu’elle avait perdu, puis retrouvé. Elle finissait ainsi :

ecrire

“ Ma chère maman, ne t’étonne pas si un jour tu ne me vois plus. Ne me cherche pas ; ce serait inutile. Tu verras alors apparaître à tes côtés une chatte dont j’aurai pris l’aspect. Ce sera peut-être demain, Parmi les petits de Minouche… ou dans dix ans… Je t’en supplie, crois-moi, même si cette histoire te paraît invraisemblable. J’ai eu le temps de réfléchir à tout ça… J’en arrive à l’instant à une curieuse possibilité : si, par hasard, demain, tu trouves dans la portée une chatte que tu n’aurais pas vue précédemment, alors, je t’en prie, regarde-la bien, ce sera peut-être moi… On ne sait jamais. Tout est si étrange… Si une telle chose se produisait demain, alors écoute-moi bien : le jour où tu devras donner des chatons de Minouche, garde Mitsou, le seul mâle noir de la portée et Mitsi, la dernière petite chatte… Je t’embrasse à jamais…
Ninon ”

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Au matin, Marie, ne voyant pas arriver sa fille, entre dans sa chambre où elle voit une enveloppe, posée bien en évidence. Elle l’ouvre ; éberluée, elle en découvre le contenu. Alors, elle repose la lettre et, machinalement, ses yeux se portent sur le lit où repose Minouche, confortablement blottie avec, entre ses pattes, quatre petits chatons bien rangés… Aussitôt elle remarque le dernier-né, le seul à ne pas être noir et, sur la couverture, quelques mèches des cheveux de Ninon, mêlées aux poils de Mitsi. Elle s’en saisit et se met à pleurer, maudissant cet étrange destin qui a transformé sa fille en chatte… Puis séchant ses larmes, elle prend Mitsi dans ses mains. La petite bête se redresse, flaire cette peau inconnue et pourtant familière et, levant la tête, esquisse une sorte de sourire… Alors, avec délicatesse, Marie repose Mitsi à sa place, tout près des autres chatons, dans la chaleur de leur mère, tendrement blottis les uns contre les autres.
Le temps passe… Les quatre petits félins grandissent ; un jour, vient le moment de la première déchirure : comme convenu avec Ninon, Marie, qui ne peut avoir cinq chats, donne les deux femelles noires à des voisines et garde Mitsou et Mitsi. Elle aime tant ces animaux qu’elle aurait bien laissé ces charmantes compagnes de jeux à nos deux héros. Mais elle devait faire ce qu’elle a fait… Et puis, de toute façon, elle avait une nette préférence ! Alors… Mitsou et Mitsi, elle les aimait tellement plus que tous les chats qu’elle avait eus jusqu’alors et on comprend bien pourquoi… Il lui arrivait même de les considérer comme ses enfants et, secrètement, elle espérait qu’un jour, dans leur nouvelle vie, ils seraient homme et femme, toujours ensemble devant elle. Elle imaginait déjà la fête qu’ils feraient tous pour leurs noces. Hélas, le destin en décida autrement…

chaton joue

Mitsou et Mitsi étaient déjà deux chatons vigoureux. Ils passaient beaucoup de leur temps à jouer, à imiter leur mère en essayant de chasser les mulots qui nichaient dans des trous de la pelouse du jardin, parfois avec succès, à manger et à dormir, comme tous les chats du monde… Minouche, retrouvant un peu de sa liberté, était partie depuis le matin. Après avoir chassé dans les champs qui s’étendent au-delà de la maison, elle s’est lovée dans un rouleau de paille et lézarde au soleil. C’est le mois de mars, il fait doux. Pendant ce temps, Mitsou et Mitsi, après avoir couru tout le matin, sont surpris par une giboulée. Le poil trempé, ils ne perdent pas une minute pour rejoindre la maison, se faufilent par la chatière et viennent se réfugier dans la salle à manger. Le feu sommeille dans la cheminée et les deux complices sautent dans l’âtre pour être plus près de la chaleur et se sécher rapidement. Quand ils se sentent mieux, ils commencent à jouer ensemble et Mitsi, malicieuse comme toujours, tape avec une patte dans une braise mais, brûlée par le bois incandescent, elle l’envoie prestement valser hors de la cheminée.

braises2

Le charbon ardent tombe sur un petit tabouret de paille que Marie approche le soir du feu pour faire du tricot ou de la broderie. Puis Mitsi, secouant sa patte douloureuse, s’enfuit en miaulant. Elle s’empresse de s’installer sur le canapé où elle se met à lécher sa blessure avec application. Voyant cela, Mitsou vient la rejoindre. Hélas ! La braise tombée sur le tabouret enflamme la paille sèche, puis le tricot et la laine posée dessus. Un quart d’heure après, toute la maison est en feu… Affolés, suffoqués, nos deux minous se précipitent vers la chatière puis, une fois dehors, se mettent à courir de toutes leurs petites pattes. Mitsi boite un peu mais la peur lui fait oublier la douleur… Il faut fuir…

fumée

C’est ainsi que Mitsou et Mitsi quittèrent la maison douillette qui était la leur pour devenir des chats errants. Terrifiés par la moindre fumée, ils ne pouvaient en effet s’approcher d’aucune habitation. L’adaptation à cette nouvelle vie fut très longue mais, au fil du temps, ils finirent par s’y habituer, même si, bien sûr, il leur arrivait de regretter le confort de la maison de Marie. Ils pensaient souvent à celle-ci, surtout Mitsi évidemment… Elle se demandait ce que sa mère avait bien pu penser en trouvant sa demeure dévastée à son retour du marché. Elle se disait qu’ils auraient dû essayer de revenir ; d’ailleurs ils avaient plusieurs fois pris le chemin du retour mais, dès qu’ils arrivaient en vue des premières fumées du village, saisis d’une peur irraisonnée, ils fuyaient à nouveau.
Petit à petit, nos deux amis devinrent des chats sauvages et personne n’arrivait à les approcher. Pourtant un jour, des hommes, munis de filets, réussirent à les capturer… D’un seul coup, Mitsou et Mitsi se retrouvèrent prisonniers dans des cages de plastique. À partir de cet instant, ils commencèrent à s’inquiéter de leur vie future. À quoi les hommes qui les avaient capturés pouvaient-ils bien les destiner ? Heureusement pour eux, les deux cages avaient été placées côte à côte. Ils pouvaient ainsi discuter et imaginer ensemble le sort qui leur serait réservé. Mais ils étaient bien loin de deviner l’étrange expérience à laquelle les hommes allaient les livrer… Chaque jour, des gens, vêtus de blanc, venaient nourrir tous les animaux prisonniers : il y avait là, en dehors de nos deux chats, trois chiens, quatre singes et quelques rats. De temps à autre, un homme arrivait, saisissait une ou plusieurs cages qu’il emportait dans une pièce étrange, remplie d’instruments bizarres et que tous les animaux avaient appris à craindre.

laboratoire2

On les soumettait alors à toutes sortes d’expériences surprenantes : en général, cela débutait avec des piqûres, puis on les attachait sur des planchettes qui, ensuite, se mettaient à tourner pendant d’interminables minutes ou bien se soulevaient brusquement, occasionnant chez les pauvres bêtes des malaises dont elles avaient ensuite bien du mal à se remettre.
Un jour, la précipitation qui régnait dans le laboratoire fit craindre à tous les prisonniers des désagréments bien pires que tous ceux qu’ils avaient endurés jusqu’alors. Mitsou et Mitsi observaient tout ce remue-ménage avec angoisse, d’autant plus que, depuis quelque temps, ils étaient les victimes favorites des expériences humaines. Leurs craintes se confirmèrent lorsque leurs deux cages furent soulevées pour être emportées vers une destination inconnue. Nos deux chats, miaulant désespérément, assistèrent impuissants aux préparatifs d’une terrible expérience dont, visiblement, ils étaient les principaux acteurs…

fusée

Après un bref trajet en ascenseur, les cages de Mitsou et Mitsi furent fixées dans un curieux habitable, rempli d’instruments, de lumières clignotantes qui terrifiaient nos deux amis. Puis les hommes se retirèrent… Restés seuls, les deux chats commencèrent à se parler, pour essayer  de  vaincre  leur  peur et tenter de comprendre ce qui leur arrivait :
– Eh bien ! Mitsou, que penses-tu de tout ça ? Que vont-ils nous faire ?
– Je n’en sais pas plus que toi, mais cela ne me dit rien qui vaille…
– Miaou ! Alors nous devons songer à notre vie future au plus vite. On ne sait jamais…
– Miaou ! Justement, j’ai eu l’occasion d’y réfléchir ces derniers jours et j’ai eu une très bonne idée…
Mitsou n’eut pas le temps de finir. Un bruit assourdissant retentit tandis que, sortie d’un haut-parleur, une voix monocorde s’élevait :
– Trente… Vingt-neuf… Vingt-huit… Vingt-sept… Vingt-six…
Croyant leur dernière heure arrivée, Mitsou et Mitsi, au milieu du grondement inconnu, arrivèrent à se ressaisir pour prendre au plus vite une décision.
– Dix-neuf… Dix-huit… Dix-sept… Seize… Quinze… Quatorze…
Dans l’affolement, Mitsi n’eut guère envie de s’opposer au désir de son compagnon. Elle dit oui à tout…
– Quatre… Trois… Deux… Un… Zéro !
À cet instant précis, dans un tonnerre de feu, la fusée qui retenait prisonniers nos deux amis, s’éleva dans le ciel… Elle monta ainsi pendant quelques minutes, à la grande satisfaction des hommes qui avaient participé à cette aventure, puis, brusquement, en un instant, elle explosa, réduisant à néant tous les espoirs qu’on avait mis sur elle…
Après l’aveuglante boule de feu, un nuage en forme de champignon envahit le ciel tandis que, sur terre, des débris pulvérisés de l’engin retombaient. Puis le silence revint… Alors, stupéfaits, les hommes virent s’échapper deux chevaux de nuages qui s’enfuirent dans le ciel au galop, dans un bruit de tonnerre…

CHEVAUX3Merci à Patrick Atamian pour l’illustration finale.

NOTES