5. Ninon et Merlin

Ninon est une jolie petite fille qui a la légèreté de Zizou la moustiquette, un petit nez retroussé hérité d’Hua l’éléphantine, une agilité semblable à celle de Tipitt l’hirondelle et le regard sombre et perçant d’Hora, femelle faucon de sa quatrième vie. Mais elle a en plus cette tristesse qui ne l’a plus quittée depuis qu’elle a perdu Tip, son amoureux.
Ninon a douze ans. Elle habite dans une vallée au pied de hautes montagnes où nichent des faucons pèlerins. Depuis qu’elle est toute petite, elle voue aux oiseaux une véritable passion et on comprend bien pourquoi… Dans son jardin, elle a installé de nombreux nichoirs où elle dépose régulièrement des graines. Ainsi, peu à peu, mésanges, moineaux, rouges-gorges et autres passereaux ont appris à ne pas la craindre et à s’approcher d’elle, certains venant même manger dans le creux de sa main. Elle espère toujours voir arriver Zuzou, mais quel animal sera-t-il cette fois ? Elle n’en sait rien. Elle se demande si lui aussi a été foudroyé…

nichoir

« Pauvre colombe, pense-t-elle, qu’es-tu donc devenue ? Mon Zuzou, qui es-tu maintenant ? Es-tu homme, oiseau, chien, chat, lièvre ou que sais-je encore ? Qui pourrait me le dire ? « 
Elle reste ainsi de longues heures assise dans son jardin, observant tous les êtres vivants qui passent près d’elle, espérant voir arriver son amoureux. Elle est sûre qu’elle le reconnaîtra, mais sait-on jamais… Elle s’est bien trompée dans les vies précédentes. Alors… En pensant à Hora qui aurait tué la colombe, si tous les Dieux réunis n’étaient pas intervenus pour l’en empêcher, il lui arrive de regarder ces rapaces avec rancoeur. Mais cela ne dure jamais longtemps car, dans le fond, elle les admire beaucoup.
Les jours, les mois, les années passent sans rien apporter de nouveau. La pauvre Ninon, qui est devenue une belle jeune fille, ne peut confier son secret à personne, pas même à sa mère qui est pourtant très compréhensive. Car enfin, qui pourrait croire une telle histoire ? On lui dirait qu’elle est folle… Maintenant qu’elle connaît les hommes, elle a appris à se méfier d’eux. Alors Ninon, pour oublier sa tristesse, passe de longues heures à se promener dans la vallée ou à s’occuper des animaux ses amis, au grand désespoir de ses proches… Un jour justement, au début de l’été, elle marche près de la rivière. Elle chante une petite chanson que vous connaissez bien :

Pique ! Pique !
Gratte ! Gratte !
Ze te pique.
Tu te grattes.

Elle répète sans arrêt ce refrain, espérant que Zuzou, s’il passe par là, entendra ce signal. Elle arrive à un endroit qu’elle connaît bien : c’est là qu’Hora fut foudroyée il y a dix-sept ans. Elle y vient souvent car elle se dit que son bien-aimé fera peut-être la même chose pour la retrouver. Hélas, jusqu’à présent rien de tel n’est arrivé… Mais, ce jour-là, il se passe enfin quelque chose. Elle termine juste son petit refrain :

    … Ze te pique…
         Tu te grattes.

À cet instant, elle entend, dans un taillis, un cri plaintif, un cri de douleur. Alors, sans hésiter, Ninon s’approche, le coeur battant, se disant qu’elle a peut-être enfin retrouvé Zuzou. Elle écarte les branches des arbustes et là découvre un petit chiot couché dans l’herbe qui essaie en vain de se relever. Sa patte avant droite saigne et la pauvre bête gémit en voulant à nouveau se

chiot

mettre debout. Affolée, Ninon vient tout près de lui et le caresse pour le rassurer. Pour la remercier, le petit chien lui lèche la main. Elle le prend dans ses bras ; il n’est pas bien lourd. C’est un tout jeune berger qui, sans doute, vient juste d’être sevré. Réfugié contre Ninon, il pleure doucement. À partir de ce moment, la jeune fille est persuadée d’avoir enfin retrouvé Zuzou. Elle murmure à l’oreille du chiot :
– C’est toi mon Zuzou, n’est-ce-pas ? Ne crains plus rien. Je vais te soigner…
Le petit berger n’a cessé de lui lécher la main, tout en la regardant avec de grosses larmes dans les yeux. Juste au-dessus d’eux, un merle est venu se poser et se met à chanter avec tant de force que Ninon lève la tête.
– Bonjour le merle, dit-elle, c’est pour nous que tu chantes ? Ma foi, tu as raison ; il faut chanter. Je viens de retrouver mon amour…

Merle noir Turdus merula Common Blackbird

La mélodie enjouée du passereau a repris mais, imperceptiblement, elle se charge de mélancolie. Ninon, elle, n’a pas le temps de songer aux états d’âme du merle : elle doit rentrer pour soigner la patte de son jeune protégé. Elle se lève donc, portant avec amour son précieux fardeau, puis s’éloigne en direction de sa maison tandis que sur sa branche l’oiseau, brusquement, s’est tu…
Les jours suivants, Ninon soigne avec application le petit chien qu’elle a appelé Ulysse. Le vétérinaire est venu, a examiné la blessure et a prescrit une pommade cicatrisante. Désormais, Ninon est très occupée et très heureuse. Elle est convaincue d’avoir près d’elle Zuzou revenu sur terre dans un corps de chien. Quand elle est seule avec lui, elle lui parle doucement :
– Si tu savais, mon Zuzou, comme tu m’as manqué. Il y a si longtemps que j’attendais cet instant ! 

chiots berger allemand 1

Bien sûr, elle continue à s’occuper des oiseaux, mais chaque jour elle les oublie un peu plus, préférant jouer avec Ulysse. Un jour pourtant, elle est bien obligée de remarquer l’un d’entre eux, un merle qui, beaucoup plus audacieux que les autres, habitués à se percher dans le jardin, est venu jusqu’à sa fenêtre pour chanter. Jour après jour, l’oiseau fait de même et Ninon finit par s’attacher à lui. Elle l’appelle Merlin et, en peu de temps, quand elle dit son nom, il arrive près d’elle et se pose sur son épaule. Aucun merle ne siffle comme lui et Ninon aime l’écouter. Un jour, alors qu’elle joue avec Ulysse, Merlin vient se poser sur sa tête et Ninon, qui connaît bien les oiseaux, se demande pourquoi celui-ci est si peu farouche. Alors elle a l’idée de se mettre à chanter :

Pique ! Pique !
Gratte ! Gratte…

Mais avant qu’elle ait fini son refrain, l’oiseau a pris la suite : il siffle la fin de la chanson. Pétrifiée, Ninon comprend enfin… Ulysse n’est pas celui qu’elle croyait. Son amoureux est là, perché sur sa tête. Le coeur de la jeune fille bat la chamade dans sa poitrine. Il lui semble qu’elle va s’écrouler d’un instant à l’autre, comme lorsqu’elle s’appelait Tipitt. Alors Ninon tend la main et l’oiseau vient se poser sur son doigt pointé.

merle noir

Il se remet à chanter ce petit air qu’ils connaissent tous deux si bien et Ninon, les larmes aux yeux, fredonne à son tour. Soudain, en l’écoutant, elle comprend tout ce qu’il lui dit par ce chant. Il lui raconte comment Zuzou colombe fut capturé par un oiseleur, aussitôt après avoir échappé aux serres d’Hora. Il a passé de longues années enfermé dans une cage où il a fini par mourir de tristesse. Et pour revenir sur cette terre, il a choisi d’être un merle. Il fut si désespéré quand Ninon fut convaincue d’avoir retrouvé son bien-aimé dans le corps d’Ulysse qu’il se mit à perfectionner son chant pour qu’un jour elle comprenne tout ce qu’il lui dirait. Et c’est ce qui arrive maintenant… La jeune fille, de façon inexplicable, entend les notes comme s’il s’agissait de mots.
À partir de cet instant, Ninon, Merlin et Ulysse deviennent inséparables, Ninon gardant toute son affection au jeune chien qui l’a aidée à retrouver Zuzou. Les années passent. Ninon est maintenant une belle jeune femme aussi solitaire que l’enfant d’autrefois. Sa famille ne comprend pas pourquoi elle est ainsi mais, au fil du temps, ils ont fini par accepter cet étrange comportement. Hélas, chaque jour qui passe fait vieillir Merlin et Ninon sait bien qu’il disparaîtra avant elle. Elle a beaucoup de mal à admettre cette vérité… Qu’arrivera-t-il alors ?
Pour mieux communiquer avec son bien-aimé, la jeune femme a appris à siffler comme lui et ils dialoguent ainsi au grand étonnement de tous. Ce que les gens ignorent, c’est la raison de tous ces conciliabules… Et pourtant que de choses ils ont à se dire ! Car il s’agit pour eux, cette fois, de se mettre d’accord sur leur prochaine vie. Après de longs chants, ils réussissent à s’entendre sur l’animal qui leur plaît le plus : le chat. Mais une question lancinante ne cesse de les tracasser : parviendront-ils à se retrouver, Ninon pouvant disparaître très longtemps après Merlin ? Ne feraient-ils pas mieux de choisir un animal à l’espérance de vie plus longue ? Mais, après réflexion, ils se disent que, de toute façon, ils seront encore ensemble, puisque chaque retour sur terre se fait toujours à l’endroit de la mort précédente… Alors !

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Ninon a une chatte tigrée aux poils longs et soyeux. Or, peu de temps après la décision prise avec Merlin, la jeune femme remarque une rondeur naissante au ventre de Minouche. Chaque jour, elle observe l’évolution de cette grossesse, tandis que, près d’elle, Merlin décline en silence. Le pauvre merle est de plus en plus faible ; c’est à peine s’il arrive encore à chanter. Jusqu’au jour où a lieu l’inévitable : sa mort un matin d’été… Ninon l’enterre dans son jardin. Elle ne pleure pas car elle sait ce qui va se passer… Le même jour, Minouche met au monde trois petits chats, adorables petites boules de poils que Ninon contemple avec amour. Dans cette portée, il n’y a qu’un mâle, tout noir, comme Merlin…

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Rassurée, Ninon va se coucher et, pensant à sa prochaine vie, s’endort presque aussitôt. Dans son rêve, elle se voit devant le Dieu suprême, le seul à visage humain. Comme les fois précédentes, on lui demande quel animal elle a choisi pour revenir sur  terre.  Sûre d’elle,  elle répond sans aucune hésitation :
– Un chat !
À ces mots, le Dieu et tous ses anges éclatent de rire. Ils font tant de bruit que Ninon, affolée, cherche à s’enfuir. Elle se met à courir sur les nuages moelleux où ses pieds s’enfoncent, ralentissant ainsi sa progression. Derrière elle, les rires se sont transformés en cris. Elle se retourne pour voir ce qui se passe : il n’y a plus ni Dieu, ni anges mais une horde d’animaux effrayants qui se précipitent vers elle. Alors, n’espérant plus pouvoir leur échapper, elle se jette dans la ouate blanche d’un cumulus où elle se recroqueville pour se cacher. Elle met ses mains sur sa tête et découvre alors que ses longs cheveux châtain se sont transformés en poils. Plus curieux encore, deux petites oreilles ont fait leur apparition sur son crâne. Elle regarde alors le reste de son corps et constate avec stupéfaction qu’il subit peu à peu le même changement. Un beau pelage tigré a remplacé sa peau tandis que, sous ses yeux, pieds et mains deviennent pattes de velours…
Au matin, un rayon de soleil pointe sur le lit, mais ce n’est plus Ninon qui dort là, c’est un adorable chaton. Le petit animal ouvre les yeux et voit arriver Minouche, portant dans sa gueule le compagnon de toujours, devenu félin quelques heures avant Ninon…

Merci à Didier Collin et Luc Demalorthy pour les photos de merles.

NOTES